Ewan Ϟ the curves of your lips rewrite history

La cuisine était faiblement éclairée et la fenêtre au-dessus de l’évier laissait entrer l’air doux de la soirée. Du salon leur parvenait les bruits étouffés du match de football devant lequel leur père s’époumonait. Les deux hommes assis en silence n’avaient pas le cœur de lui dire que c’était une rediffusion et que son équipe favorite allait perdre. Du café venait d’être fait bien que personne n’en ait réclamé. Se concentrer sur la simple tâche avait semblé préférable qu’entamer la discussion sur le moment. Mais à présent, les deux tasses refroidissant entre eux, abandonnées, il n’y avait plus rien pour les distraire de la situation présente. Ewan n’osait pas rencontrer le regard de son aîné et préférait fixer son attention sur un point imaginaire situé quelque part au-dessus de son épaule. Après de longues secondes Scott soupira et murmura quelque chose d’incompréhensible qui sonnait français. Ewan se redressa, attentif. « Combien ? » entama-t-il d’une voix qui semblait trop fatiguée pour un homme de son âge. « De combien tu as besoin ? » pressa-t-il devant le regard hésitant d’Ewan. Ce dernier se tordait les mains, mal à l’aise. Il pouvait sentir la honte lui couvrir le corps comme une substance poisseuse qui lui donnait la nausée. Il avoua la somme dans un souffle et douta un instant que son frère ai pu l’entendre, mais le juron qu’il lâcha sembla être une preuve suffisante. Scott plongea son regard dans le sien et Ewan se sentit plus petit que jamais. « Je te rembourserais dès que possible, ne t'inquiètes pas » s’empressa-t-il de dire. Ça ne semblait pas être la chose à dire. Scott se leva furieusement de la chaise. « Mais c’est pas le problème, bon sang ! Je ne comprends juste pas comment tu as pu en arriver là ! ». Ewan serra la mâchoire tandis qu’une colère injustifiée grimpait lentement dans ses veines. Lui non plus ne comprenait pas. Il ne comprenait pas comment il en était venu à devoir plus d’argent qu’il n’en avait. A devoir se confronter à des gens qu’il n’aurait jamais cru côtoyer, des gens de plus en plus mécontents et exigeants. Son salaire de prof n’était plus suffisant pour couvrir la mise et les intérêts qui semblaient pleuvoir sur lui et c’est chez son médecin de frère qu’il était venu ramper. « J’ai retenu la leçon Scott, ta morale tu peux te la garder ». Il n’y a aucune critique qu’il puisse lui dire qu’il ne s’est pas déjà dite à lui-même. « Mais je te rembourserais jusqu’au dernier centime si c’est la dernière chose que je dois faire » articula-t-il avec force. Un silence s’installa, puis dans un soupir Scott se laissa retomber dans sa chaise. Sans un mot il sortit un chéquier de sa poche et bientôt on n’entendit plus que le bruit du stylo sur le papier. Ewan accepta d’une main tremblante sa délivrance et le remercia. Il porta la tasse à ses lèvres et grimaça quand le liquide froid glissa le long de sa gorge. « Alors comme ça tu as eu ta mutation ? » demanda Scott. « Oui. En Caroline. C’est mieux comme ça » répondit-il dans un hochement d’épaule. Ewan avait souhaité changer d’air il y a plusieurs mois et l’annonce de son nouveau poste avait été plus que bien accueillie dans la situation actuelle. « Plus de jeux d’argent » dit Scott d’un ton ferme, un sourire au coin des lèvres. Ewan lui fit écho. « Même le Monopoly ? Parce que tu sais un jour la chance tournera peut-être et tu arriveras à me battre ». Scott lui envoya un torchon dans la figure et quand leurs rires se mêlèrent Ewan se promit que s’était la première et la dernière fois qu’il déconnait à ce point.


Il tenait le livre ouvert entre ses doigts, son autre bras reposant lassement contre le dossier de la chaise. Une vingtaine de visage lui faisait face, décrivant un panel d’émotion virant de l’attentif au comateux, et Ewan s’amusait à capter chacun des regards tandis qu’il récitait les mots shakespeariens qu’il connaissait par cœur à l’usure. Sa voix grave résonant sur les murs dans un effort de transcrire à ses élèves la passion d’Henry V alors qu’il s’adressait à ses soldats. C’est parfois un peu comme ça qu’il les voyait. Une armée de soldat, certains volontaires d’autres poussés par des forces extérieures, qu’il fallait s’efforcer de garder motivée, continuer à inspirer sans cesse pour tirer d’eux le meilleur. La porte, de cette habitude qui commençait à lui taper sur le système, grinça. Sans lâcher du regard sa prochaine réplique, sa main gauche se souleva et pointa la porte. Un soupir se fit entendre et le retardataire fit demi-tour. Ewan se retint de lever les yeux au ciel. Dès le début d’année il avait instauré de simples règles : « vous avez faim/soif ? Pas de problème, mais Dieu vous protège si vous mâchez plus fort que je ne parle », « les devoirs sont à rendre à la date exacte et les notes sont définitives, chaque excuse bidon et autres pleurnicheries à mon bureau vous coutera un point en moins », « Croyez-moi, vous ne voulez pas que je vous découvre en train de tricher, et surtout, surtout, vous ne voulez pas être en retard à mon cours. Jamais ». Le monologue tirait à sa fin et dans sa tête résonnait une bande-son épique. On lui disait toujours qu'il vivait parfois un peu trop ses cours, mais la passion était une qualité indispensable chez un enseignant selon lui. Il ferma le livre et le posa sur son bureau, son regard balayant l’assemblée. Il saisit une balle qui traînait sur son bureau pour cette même situation et la balança sur un garçon dans le fond qui ne semblait pas s’être rendu compte qu’il avait terminé, malgré le silence de mort pesant dans la salle. L’objet lui percuta l’épaule et il se redressa d’un coup, son regard confus trouvant celui de son professeur. Ewan ne put réprimer un sourire et haussa les épaules tandis que l’autre massait son membre endoloris avec l’air d’un gosse qu’on a privé de dessert. « Comme vous m’avez l’air bien inspirés et que je n’ai plus rien pour m’occuper le soir, vous allez me faire une dissert sur la transformation du personnage de Hal tout au long de la pièce ». L’écho général de soupir et de grognement qui lui répondit était prévisible. Ewan était connu pour donner énormément de travail à ses étudiants et cette année encore il ne comptait pas décevoir sa réputation. Ewan esquissa un sourire encourageant tandis qu’il se levait et s’asseyait sur le devant de son bureau. « Faites pas cette tête, ça fait des semaines que l’on travaille cette pièce, ça devrait être du gâteau ! ». Et c’était le cas, malgré le visage peu convaincu des élèves. « Je veux ça pour la semaine prochaine » acheva-t-il tandis que la sonnerie résonnait. Son regard se posa sur une tache de peinture arborant son talon et il sourit en se remémorant avoir aidé Roman à peindre la veille. Il s’apprêta à ranger ses affaires quand une tête passa dans l’entrebâillement de la porte. Le professeur de sciences politique s’avançait déjà vers lui, son air constamment enthousiasme peint sur son visage. Ewan aurait pu prédire les mots sortant de sa bouche « Hey Ewan, ça te dit d’aller boire un verre tout à l’heure avec les collègues ? ». Ewan posa le pour et le contre rapidement dans sa tête. L’effort mental fut inutile puisqu’il donna la même réponse qu’il donnait bien trop souvent. « Pas ce soir Stan, désolé, j’ai du boulot » dit-il dans un faible sourire. L’autre ne s’en formalisa pas et lui souhaita une bonne soirée. Ewan lui retourna le souhait et se passa une main sur le visage. Oui il avait du boulot. Pas le genre de boulot qui ne peut pas être mis au lendemain, mais il avait envie de s’y consacrer et ce n’est pas comme si les collègues, les amis et autres bars n’existeront plus dans quelques jours, n’est-ce pas ? Il entendait la voix de sa mère lui dire qu’il pensait trop à son boulot et qu’il ne voyait pas assez de monde. Cette remarque était juste hilarante, car hello, je suis professeur maman, je vois tout le temps du monde. Mais il savait très bien que ce n’est pas ce qu’elle voulait dire. Sociable il l’était. Mais travailleur aussi. Peut-être est-ce une attitude qui lui causera du tord dans le futur mais pour le moment il s'en contentait très bien.