Abby ▬ RUMOUR HAS IT.

Parfois le monde est tellement cruel que l'on en veut à la terre entière. Parfois il est si beau et si clément que l'on souhaiterait embrasser la vie. Mais qu'est-ce réellement que la vie ? Un grand livre avec des pages chiffonnées, d'autres écrites à la plume, sans rayures, sans bavures. Lorsque l'on feuillette cet ouvrage on s'aperçoit que des pages ont été arrachées et, par réflexe on porte sa main sur le papier déchiré, caressant du doigt les fines dentelures de la morsure. Mais c'est aussi des tonnes d'encre noire qui ont coulé avec dignité ou tristesse tout au long du récit, des rires, des larmes mais toujours la même histoire. Ou presque. Parfois il y en a une qui sort du lot, le livre est souvent moins beau que les autres, sa couverture est sale ou abimée. Il n'est pas intéressant comme ses congénères, sa devanture n'est point saillante ou dorée. Il est terne et impassible. Pourtant lorsqu'on ose enfin l'ouvrir, des petits fragments scintillants viennent virevolter près de nos yeux. Ce n'est pas forcement la plus belle chose au monde qui renferme les plus beaux trésors. Et, ce que l'on appelle vie n'a pas besoin d'être belle pour que l'on dise: " C'était un très bon livre, je m'en souviendrais. "

« Arrête de jouer ta gamine, viens par-là ! » Les joues perlées de larmes chaudes, elle releva des yeux implorants sur son père. Celui-ci était actuellement complètement torché et il lui serait le bras bien trop fort à son goût. « Papa… j’ai pas envie d’venir avec toi. » Sa voix était douce et suppliante à la fois. Ses cheveux blonds en désordre lui barraient la moitié du visage mais on parvenait tout de même à y sentir toute la détresse du monde. L’homme lui jeta un regard supérieur et resserra sa prise autours du poignet de sa fille. Il la traîna de force par la porte secrète d’une des boîtes de strip-tease les plus branchées de la ville. Arrivés tous les deux au niveau des alcôves privatives, il délaissa sa gamine pour s’approcher tel un carnivore de Vanessa, sa préférée comme il aimait l’appeler. Depuis que sa mère n’était plus là, sa vie était devenue un enfer et elle était trimballée tous les soirs d’un endroit glauque à un autre. Lorsqu’enfin son père se décida à la laisser tranquille il passa derrière le rideau de velours rouge et commença à rire sale en compagnie de son nouveau joujou. Abby de son côté se plaqua contre le mur d’en face. Elle se laissa glisser contre celui-ci tandis que sa chute s’arrêtait sur la banquette miteuse. Rapprochant rapidement ses jambes contre sa poitrine, elle se plaqua ses petites mains froides sur les oreilles pour ne pas entendre les horreurs que son père était en train de faire. Ses yeux gris, immenses océans de tristesse laissèrent les flots de sa haine se déverser sur ses joues, et doucement, dans le noir, elle se mit à espérer que son cauchemar prenne fin…

Des lettres, de simples mots sortant de sa bouche. Mais ils sonnaient faux, véritables poignards dans son cœur déjà meurtri, elle endurait chaque assaut de souffrance en silence. Ses grands yeux gris se fermèrent, tentant vainement d’oublier ces paroles, de les rendre lointaines. Mais rien y fait. Elles résonnent dans son esprit, tambourinant contre ses tempes. Son pouls s’accélère et ses côtes se soulèvent beaucoup plus rapidement que d’ordinaire. Elle a la douloureuse impression que son cœur, en manque de liberté, ne souhaite qu’une chose, s’évader. Quitte à lui transpercer la cage thoracique. Et le pire, c’est que si cela était possible, elle dirait oui sans hésitation, juste pour avoir la chance de partir loin d’ici.

Ses grands yeux gris le déshabillèrent du regard avec une telle intensité qu’elle ne put s’empêcher de sourire. Elle adorait le rendre comme ça, elle aimait voir dans ses yeux à quel point elle semblait l’inspirer. Oui, Abby savait parfaitement jouer de ses charmes mais en plus de sa plastique et contrairement à certaines, elle avait l’esprit qui allait avec. La jolie blonde s’approcha doucement de lui d’une démarche féline et légère à la fois. S’arrêtant face à lui, elle remit en place l’une de ses mèches sauvages derrière son oreille avant d’ancrer son regard dans le sien. Du bout des lèvres elle frôla délicatement les siennes avant de se diriger vers le creux de son cou. « On se voit ce soir alors... » Et sur cette phrase, la jeune femme s’en alla sans oublier de lui effleurer l’épaule au passage. Oui, elle représentait à elle seule l’insaisissable, véritable âme indomptable. Un délicat sourire étira ses traits avant qu’elle ne referme la porte derrière elle. Qu’importe qu’il soit bien plus vieux qu’elle, qu’importe qu’il soit son prof de littérature. Elle se fichait bien de ce que les gens pouvaient penser. A l’heure actuelle, même elle n’avait pas d’avis arrêté sur la chose mais elle laissait simplement sa vie suivre son cours.

Ces esprits égaillés dans les recoins du monde, si pleins de rêves fous et de l'intelligence. Des gens qui ont souffert pour s'enrichir la tête, ces exils parfaits qui forment sans faconde. Et façonnent en dedans méfiance et bienveillance. C'est une autre façon de regarder le monde...

(c) Morphine. Arya.